Nouvelles :
Le prisonnier de l'abbaye de Brain
Poésie
|
LE PRISONNIER DE L'ABBAYE DE BRAIN
Nouvelle
Yves Cariou
|
Eglise fin XIXe - Agrandir
|
Le second verrou, plus rouillé que celui
du haut, grinça sous la main de l'archer et le Cardinal entra. Il était suivi
du Prieur de l'Abbaye de Redon et du fermier –général de l'Abbaye de Brain.
Jean Gauvin les vit entrer et tressaillit en voyant la robe rouge. Il y avait
quelques jours, le fermier-général l'avait menacé de soumettre son cas à
Richelieu, chef tout-puissant de la France. Il s'agita sur la paille humide et
ses chaînes lui entrèrent plus profondément dans les chairs. Mais le Cardinal
poursuivait sa conversation avec le Prieur de Redon à propos des marais de
Brain convoités par le Prieur de Massérac et ne tenait aucun compte du
prisonnier.
Le petit chien du fermier-général
qui avait suivi son maître, flairait les restes d'un vieux croûton de pain
laissé par Jean Gauvin. Maître Gonnel, fermier-général, prêtait peu d'attention
à la conversation technique des prélats et savourait l'angoisse du misérable
qui gisait à ses pieds.
Jean Gauvin se rappelait un dimanche de l'automne
dernier. C'était de sa faute ! IL savait bien que la chasse était réservée sur
tout le territoire de la seigneurie. Et pourtant ! Le sanglier qu'il avait
abattu était une fameuse pièce. Mais voilà ! Un sergent du fermier-général se
trouvait là comme par hasard.
Procès-verbal, amende, refus, discussion, coups et
blessures. Dame ! N'a-t-on pas le droit de tuer une bête sauvage qui vient
déterrer vos pommes de terre pendant la nuit ?... Les sergents du
fermier-général chassaient bien, eux, renversaient les haies et ouvraient des
brèches dans les clôtures. Celui-là surtout qui l'avait surpris, Jean Gauvin le
savait rancunier et très habile dans l'art d'employer de faux poids au moulin
de la seigneurie. Il en avait pâti plusieurs fois, comme d'ailleurs ses voisins
de la Glénais et de Bodiguel. Aussi, il l'avait cogné ce jour-là, près du
sanglier abattu. L'autre s'était sauvé mais, le jour suivant, des archers
s'étaient présentés devant la porte de Jean Gauvin, et voilà pourquoi, depuis
plus de six mois, il était aux fers. C'est long, six mois de prison pour une
simple bagatelle ! Forcément on avait alors ouvert les registres et constaté
ses retards dans le paiement des dîmes…
Le Cardinal discutait encore avec le
Prieur de Redon : "Voyons, Dom Bernard, vous me dites que les limites de
Massérac sont les suivantes : à partir de la maison du Vault, nous traçons une
ligne droite à travers le lac de la Pallée, dirigée au côté est de l'Ile du
Bas-Paimbu. Mais dans ce cas, en tant qu'Abbé de l'Abbaye de Saint Sauveur de
Redon, je vais poursuivre Dom Choiseau de Massérac, car il ne peut
revendiquer…"
In n'acheva pas sa phrase. Une
mélodie s'élevait quelque part, s'approchait, et l'on distinguait une voix
claire qui chantait dans le matin :
"Dans
les prisons du roi de France,
Mourrai-je donc sans espérance,
Sans plus revoir mon vieux manoir
Fumer à la brise du soir…"
Richelieu
fronça les sourcils et aperçut alors le malheureux gisant dans les fers.
"Vous
ne m'aviez pas dit que vous aviez un prisonnier ?
- Son Eminence oublie que je lui faisais
visiter les nouvelles constructions de l'abbaye et que jamais je n'aurais eu
l'idée de l'introduire ici si elle…"
La
voix légère voltigeait maintenant autour de l'abbaye :
"Prisonnier
ton temps s'achève,
Ton exil n'était qu'un rêve…"
Alors Jean Gauvin pleura. Il aurait
voulu se cacher pour ne pas montrer son humiliation au fermier-général et
surtout à Richelieu.
"Qui chante ainsi,"
demanda le Cardinal
-
C'est un jeune batelier qui passe ici deux
fois par semaine. Il s'est engagé sur l'Hirondelle, patron Lucas, qui trafique
de Rennes à Redon. C'est son habitude de chanter ainsi quand il passe devant
notre abbaye."
Richelieu
examina le prisonnier. Le voyant beaucoup souffrir, il lui demanda si ce
refrain l'importunait et s'il fallait faire taire le chanteur.
"Oh
! S'il vous plaît, Monseigneur, laissez-le chanter… C'est mon fils" L'aveu
était parti dans un sanglot.
Le
jeune Melaine Gauvin s'était en effet engagé dans la batellerie après
l'emprisonnement de son père. Il avait ainsi la consolation de l'approcher et
de lui faire entendre sa voix quand l'Hirondelle fendait les vagues de la
Vilaine qui venaient presque battre les murs de l'abbaye. Et puis il avait
aussi rêvé de projets d'évasion et il restait souvent songeur à la poupe du
vaisseau qui descendait vers Redon…
"Quel
est le motif de son emprisonnement ? Un duel ?
-
Depuis l'affaire de
Montmorency-Boutteville, son Eminence voit partout des duels. Ce prisonnier
n'est point un gentilhomme. Et si je vous parlais de Jean Collobel, seigneur du
Bot, je ne vous cacherais point que ses séjours à Marzan laissent supposer…
-
"In
nomine Domini, Seigneur Abbé, laissez-nous passer !"
Une voix tonitruante
répéta trois fois cette apostrophe. L'Hirondelle avait fait halte. Les archers
de l'abbaye montaient à bord avec un sergent pour contrôler si le vaisseau ne
convoyait pas de sel.
-
"C'est la coutume, expliqua Dom
Bernard au Cardinal, que tout vaisseau passant devant l'abbaye, s'arrête et
demande par trois fois l'autorisation de passer. Cela nous permet d'effectuer
un petit contrôle douanier. Les
Faux-saulniers pullulent dans la région malgré la surveillance étroite de nos
gabelous.
"Prisonnier, nous avons un roi
Tendre et bon, clément pour toi
!"
"Amenez-moi ce jeune homme
!" ordonna le Cardinal au
fermier-général qui se tenait près de la porte en faisant tourner ses clés d'un
air indifférent.
Celui-ci sortit
suivi de son chien qui venait d'achever les restes du reps du prisonnier.
"Donc, ce n'est pas un duel ?
Mais alors pourquoi est-il ici en prison ?
-
Notre fermier-général m'a dit qu'il avait
été surpris à chasser sans autorisation sur les terres de la seigneurie.
- Ah ! et depuis combien de temps est-il aux
fers ?
- Vous pouvez l'interroger."
Mais
l'Homme Rouge ne put tirer aucune réponse du pauvre Gauvin qui tremblait
maintenant pour son fils.
La
porte s'ouvrit et Melaine parut sur le seuil : "Voilà notre chanteur"
dit le fermier-général en entrant et il pensait sans doute en lui-même que
c'était un jeune étourneau pris au piège. Ce soir il aurait deux oiseaux en
cage…
"Père"
cria le jeune homme en apercevant le misérable sur la paille. Un bond, un cri,
et il le tenait dans ses bras sans songer que son étreinte filiale enfonçait un
peu plus les chaînes dans les chairs endolories.
"Qu'a
fait cet homme ?" demanda sèchement Richelieu au fermier-général.
- Eminence, nous l'avons surpris en état de
fraude sur les territoires de la seigneurie. Il a brutalisé l'un de nos agents
et a retardé le paiement de ses dîmes.
- Et comment l'en avez-vous puni ?
- Eminence voilà quinze jours que…
- Tu mens ! s'écria le jeune Melaine. IL y a
plus de six mois que mon père est ici, et s'il ne tenait qu'à toi, tu le ferais
rester toute sa vie en prison ! C'est parce qu'il a dénoncé les vols de tes
meuniers que tu…
-
Apportez-moi le procès-verbal de
l'arrestation." Fit le Cardinal.
C'était maintenant le
fermier-général qui semblait pétrifié.
"Ainsi, continua le Cardinal, je comprends. C'est
une vengeance personnelle. Six mois aux fers pour un simple délit de chasse !"
Deux
forts gaillards entrèrent et obéirent.
"Maintenant, fit le Cardinal en
désignant le fermier-général, enfermez-moi celui-là jusqu'à demain à pareille
heure !"
-
Eminence ! Protesta Dom Bernard, que
dira-t-on de votre sévérité envers un personnage puissant de notre seigneurie
de Brain et Langon ? Avez-vous oublié qu'une partie de la province est en
effervescence ?...
-
Suffit ! J'ai dit ! Il sera fait ainsi
!"
Et l'homme Rouge
s'approcha du couple formé par Gauvin et son fils qui sanglotaient de bonheur.
"Allez, mes enfants, vous êtes libres et priez pour
votre Cardinal et la conversion des hérétiques !"
Puis il revint à Dom
Bernard : "C'est bien ! J'aviserai pour le cas du Prieur de Massérac. Mais
vous avez laissé un sous-entendu sur le seigneur du Bot. Aurait-il quelque
attache avec les partisans du Duc de Rohan ?"
Laissons les deus prélats dans leurs
discussions politiques et le
fermier-général dans les fers pour suivre Melaine Gauvin qui soutenait son père
vers la sortie.
Le contrôle douanier était achevé
sur l'Hirondelle. Melaine obtint sans peine de son patron la permission
d'accompagner son père à Langon par la première voiture qu'ils trouveraient. En
passant devant l'église de Brain ils aperçurent des ouvriers qui élevaient un
monument dans le cimetière. Ils s'approchèrent. C'était une superbe piéta sous
laquelle on lisait ces mots aujourd'hui effacés : "Don du Cardinal de
Richelieu, Abbé de Redon."
Et ils prièrent en silence devant
celle qui venait, elle aussi, de retrouver son Divin Fils.
|
Agrandir
|
Au loin, derrière un rideau de
saules, l'Hirondelle, libérée de ses amarres, emportée par le faible courant,
descendait la Vilaine en direction de Redon.
Yves Cariou
|